Interactions harpe et bande dans l'oeuvre Strings and Shadows de Ake Parmerud
by Ana Dall'Ara-Majek
1.1 Le compositeur et l’oeuvre
Åke Parmerud est un compositeur suédois qui mène une carrière internationale depuis 1978. Après un passage par la photographie, il se dédie à la musique et compose une œuvre prolifique : œuvres électroacoustiques sur support, poésie sonore, musique instrumentale, mixte, interactive, multimédia, installation, musiques de scène et pour la danse. Il enseigne actuellement au Conservatoire de Göteborg en Suède, et a reçu récemment le Prix Qwartz Pierre Schaeffer (2009). Strings and Shadows est une pièce pour harpe et bande. Elle a été créée en 1993, c’est une commande de NOMUS pour la harpiste Sofia Asunción Claro. L’oeuvre a reçu le deuxième prix Ars Electronica en 1994. [1]
1.2 Dispositif utilisé
L’oeuvre est pour harpe et « bande » (disque enregistré). Nous garderons l’appellation « bande » tout au long de l’analyse pour plus de commodités, bien qu’aujourd’hui le support soit différent. La bande est en stéréo, elle se déroule en un seul bloc sans interruption. Une piste spéciale de cilcs - « clicktrack » - est dédiée à l’instrumentiste, qui la reçoit via une oreillette. Elle permet à l’interprète de se synchroniser avec la partie électroacoustique. La harpe est amplifiée grâce à un micro contact (pickup) fixé sur la table d’harmonie de l’instrument. Il n’ y a pas d’effets ou de traitements en direct. Tout est soigneusement écrit aux deux parties. Un interprète « spatialisateur » diffuse la bande sur un orchestre de haut-parleurs au moyen d’une console de diffusion.
1.3 Propos général du compositeur
L’image poétique de l’œuvre est la figure d’une actrice mourante, hantée par les ombres de son passé, qui entre progressivement dans une dernière danse avec la mort.
The poetic vision of the piece is an image of an old dying actress, drawn into a last flowing sequence of dance through the shadows of her past, while death slowly appears as her partner in the last Pas-de-deux. [2]
La pièce s’articule autour de trois idées directrices :
1) un système de « portes », déclenché par les cordes de la harpe, qui s’ouvrent sur un espace sonore et laissent passer des « ombres » (une forme de projection) de timbres instrumentaux et vocaux, fixés dans la partie électroacoustique.
In this piece the strings of the harp acts like gates that open up and lets out a variety of other instrumental, quasi-instrumental and (sometimes) vocal sounds that flows in a constant stream of transformations.
2) une projection de l’ombre de la harpe elle-même sous forme d’un double « miroir » constitué de sons de cordes synthétiques.
These timbral "shadows" are complemented with mirroring of the harp using a variety of synthezeised string sounds.
3) la présence d’une ombre historique : la citation directe de la bande son du film « Queen Christina ». Le thème, composé par Herbert Stothart, comporte justement un solo de harpe.
There is however also another kind of musical shadow present. A short melodic fragment from Stothart´s filmscore of a Greta Garbo film (Queen Christina) can be heard in a slightly distorted mirrorimage of the harp in the middle section of the piece.
Ces trois aspects de l’œuvre sont fondamentaux puisqu’ils constituent trois exemples type des interactions que nous allons aborder dans la partie descriptive de l’analyse.
2.1 Caractéristiques de l’écriture instrumentale
L’écriture pour harpe est majoritairement mélodique. Le discours est basé sur le développement de motifs, qui sont, d’après le compositeur, directement inspirés de la mélodie de Stothart. « In fact the whole melodic development of the harp part has been to a large extent derived from this melodic theme. » La partie de harpe comporte peu de modes de jeu, qui par ailleurs lorsqu’ils sont utilisés, ne dénaturent pas la sonorité très connotée de l’instrument. Il s’agit donc d’une pièce qui utilise la harpe dans sa fonction de référent (image anecdotique de l’instrument) et non dans une fonction de corps sonore.
Les principales caractéristiques de l’écriture pour harpe :
1) des leitmotiv : formules récurrentes dans la pièce, reproduites à l’identique ou transposées.
glissando descendant dans le registre grave
note introduite par un saut disjoint (motif de base)
2) des motifs qui se développent par prolifération. Leur phrasé est caractéristique car il suit le modèle dynamique, en trois temps, de l’objet sonore équilibré : 1) attaque – 2) corps – 3) chute.
Avec ses variantes, par exemple : attaque – corps - chute abrupte, en réitération.
3) octaviation des motifs dans le registre aigu
4) écriture en accords
5) étirement de l’ambitus à des registres extrêmes
6) une écriture d’effets : glissandi (ordinaires et avec les ongles), sons harmoniques, bisbigliandi
2.2 Caractéristiques de l’écriture électroacoustique
La partie électroacoustique est basée sur le couple figure/fond. Des trames (essentiellement toniques) ont un rôle d’accompagnement ou d’orchestration, tandis que se développent au premier plan des éléments plus articulés. Le matériau est issu de diverses sources : enregistrements de la harpe (notamment des modes de jeu bruiteux), sons instrumentaux divers (tenues de flûtes, hautbois, cuivres, cordes, voix), sons quasi-instrumentaux (synthétiseurs qui modélisent les instruments de l’orchestre), sons acoustiques traités par diverses transformations (filtrage, gel, delay, modulation en anneau), sons de synthèse. La particularité de la partie électroacoustique est la mise en abîme de la bande. Elle contient en effet un extrait de la séquence sonore du film « Queen Christina », qui est mis en évidence dans la section centrale de l'oeuvre.
Les principales caractéristiques de la partie électroacoustique:
1) un trait itératif très repérable (entendu dès 0’53)
2) des matières d’éléments accumulés (ex : 2’08, 3’26, 6’03, 9’17)
3) des trames d’accompagnement, de matière lisse (ex : 2’20, 3’40, 4’23, 7’42)
4) un instrument synthétique, d’aspect très mécanique, qui fait écho à la harpe (2’53, 4’03, 8’54)
5) la séquence du film (5’07, 7’10)
Les éléments caractéristiques de l’écriture instrumentale, ainsi que les sons spécifiques de la partie électroacoustique sont représentatifs de moments bien précis dans l’œuvre. En fonction de leur contexte d’apparition, nous pouvons donc délimiter les différentes sections de l'oeuvre.
2.3 Découpage de l’oeuvre
La pièce évolue principalement selon le principe du fondu-enchaîné, chaque section est amenée progressivement sans ruptures notables. Il arrive donc que l’enchaînement des sections se fasse par tuilage. Nous pouvons délimiter quatre grandes sections. Elles sont exposées dans le tableau suivant avec leurs principales caractéristiques :
En introduction de l’oeuvre, la harpe est soliste, puis, de manière assez abrupte les sons électroacoustiques font leur entrée. Dès ce moment, on ne peut manquer de remarquer la forte relation qui existe entre les deux parties. Elle se traduit tout d’abord dans un rapport énergétique.
3.1 Rapports énergétiques
Il s’agit d’éléments qui sont liés entre eux par un même geste, une forte directionnalité. On trouve deux types de rapports :
- successif : transfert d’énergie ou prolongement du geste
- simultané : renforcement du geste
Dans les exemples suivants, La bande agit comme le prolongement des possibilités du geste instrumental, en multipliant les attaques de la harpe, et rendant donc le trait plus riche.
Exemple 1, prolongement : note-impulsion à la harpe, multiplication d’attaques à la bande (trait itératif) avec émancipation du trait.
1-transfert.mp3
Exemple 2 : un court objet de type composite : léger prolongement de la note.
2-prolongement.mp3
Exemple 3, renforcement : enrichissement du trait glissé à la harpe avec le trait itératif à la bande.
3-renforcement.mp3
Exemple 4 : plus orchestré, même geste ascendant avec arrivée sur une attaque brillante. Rapport dans les hauteurs, ici du grave vers l’aigu.
4-renforcehauteurs.mp3
3.2 Grands objets composés-composites
Dans le même sens, la partie instrumentale et électroacoustique s’articulent dans une écriture de grands objets composés-composites. Il s’agit d’unités musicales fabriquées à partir de la succession (composites) et la superposition (composés) de sons de provenance différente, en l’occurrence, la source instrumentale et la source électroacoustique. La logique de leur organisation interne nous fait percevoir ces différents éléments comme un seul ensemble. Il n’y a pas nécessairement de transfert d’énergie entre les éléments, l’idée est de montrer comment ces éléments sont imbriqués les uns avec les autres.
Exemple 1 : un trait glissé ascendant (bande) auquel répond un trait glissé descendant (harpe), forme en delta, écriture alternée, mouvement contraire. (dialogue : appel-réponse)
5-mouvementcontraire.mp3
Exemple 2 : Alternance entre les notes aiguës de la harpe et des petites notes à la bande, trame d’accompagnement en intensification, puis clôture du geste. (polyphonie)
6-objetcomplexe.mp3
Une des caractéristiques de l’œuvre est un système de « portes », impliquant un changement brusque d’espace sonore. Il est généré par les attaques à la harpe qui ont une fonction de déclenchement, engendrement ou interruption de l’information à la bande.
Exemple 1 : déclenchement d’une trame à la bande, ouverture de l’espace sonore.
7-declechement.mp3
Exemple 2 : déclenchement et modification de la trame électroacoustique à chaque attaque de la harpe.
8-engendrement.mp3
Exemple 3 : interruption de la trame par l’accord à la harpe.
9-interruption.mp3
L’oeuvre entière est cerclée par le système de la porte, elle débute par un déclenchement et se clôture par une interruption. Le système fonctionne de la harpe vers la bande, mais le sens inverse ne se présente pas.
3.3 Spatialisation et orchestration
Cet aspect d’ouverture et de fermeture, est très dépendant de la dimension spatiale de l’oeuvre. Un enregistrement stéréo ne peut évidemment pas rendre compte de cet aspect, je me base donc de ma perception personnelle, pour avancer deux points qui m’ont interpellée lorsque j’ai écouté l’oeuvre en concert. L’électroacoustique agit sur deux registres :
- l’extension du son dans un espace donné, avec divers trajectoires dans la propagation, par exemple : en arc de cercle, en spirale.
- La mise en espace de l’instrument : un halo sonore qui entoure la harpe.
Dans ce sens, nous pouvons évoquer à certaines sections le rôle d’accompagnement de la bande, comme l’orchestre qui accompagne le soliste : rôle concertant.
Exemple 1 : une trame de fond.
10-orchestration.mp3
Fréquemment dans l’œuvre, la bande double les hauteurs de la harpe en créant un halo harmonique. Exemple 2 : une trame d’accompagnement qui harmonise différemment la même mélodie à la harpe (mesures 170 et 175, exemple en 2 parties)
11-harmonisation.mp3
3.4 Jeu du double
L’aspect scénique met d’autant plus en évidence le jeu d’ambigüités et de fusion ou de détachement avec une entité « double » de la harpe, qui vient lui faire écho. Nous trouvons plusieurs niveaux entre fusion – imitation - dissociation :
1) Jeu d’ambigüité morphologique et timbrale entre l’instrument réel et des sons instrumentaux synthétiques. Exemple 1 : imitation de la morphologie du glissando, en compétition
12-doublemorpho.mp3
Exemple 2 : Désynchronisation et resynchronisation rythmique qui conduit à une sorte de nouvel instrument enrichi. Imitation morphologique.
13-synchronisation.mp3
3) Fusion entre l’instrument réel et l’enregistrement de l’instrument en imitation (doublure).
14-bde-doublure.mp3 (bande solo); 14-doublure.mp3
4) Dissociation entre l’instrument réel et l’enregistrement :
mise en évidence de la séquence du film par un jeu différencié aux deux harpes en présence, et un accord de la séquence en léger décalage par rapport à l’accord général de l’œuvre. Le compositeur parle en ce sens, d’un effet de miroir de la harpe avec une légère distorsion.
15-sequence1.mp3; 15-sequence2.mp3
3.5 Apports dans l’écriture
Ake Parmerud se sert de quelques modèles électroacoustiques pour nourrir son écriture instrumentale.
- Modèle sémantique : le compositeur cite une œuvre du répertoire historique suédois, de plus, il se sert d’un support (la séquence du film) comme base du développement mélodique de l’oeuvre.
- Modèle dynamique : construction de phrasés en suivant les 3 temps de l’objet sonore équilibré (détaillé précédemment), mais aussi : en delta, en creux, idée du son à l’envers.
-Modèle rythmique : procédé de gel, de répétition du son, avec perturbation, accélération ou décélération.
-Techniques : incrustation de motifs qui sont propres à d’autres sections, dans une section donnée. (exemple : un bout de motif mesure 64 qui préfigure le développement à partir de la mesure 104 – les sons harmoniques à la mesure 73 qui préfigurent la section centrale aux mesures 126 et suivantes…), et bien sûr l’incrustation de la séquence du film.
Cette analyse a été entreprise dans l’objectif de donner des exemples pour identifier au mieux des modèles d’interaction entre les parties électroacoustique et instrumentale. Nous avons pu constater qu’ils sont très variés. La description de l’écriture instrumentale a permis de mettre en évidence la relation entre les aspects électroacoustiques et les procédés d’écriture : modèles dynamiques, rythmiques, techniques et référentiels. Cela dénote les influences fortement électroacoustiques du compositeur. La description de la partie électroacoustique a permis de noter la richesse et la diversité du matériau sonore utilisé, et la réapparition des mêmes éléments à divers endroits de l’oeuvre.
Le découpage de l’oeuvre a permis de délimiter des moments distincts (développement de motifs imbriqués, jeu avec le double, incrustation de la séquence, puis une sorte de récapitulation de tous ces éléments), et le fait que la pièce se boucle en quelque sorte sur elle-même : les dernières notes font écho aux premières, la bande apparaît de façon abrupte par un déclenchement et termine par une interruption.
Nous pouvons remarquer que la complexité de l’écriture réside dans la combinaison, (à la seconde près !) des deux parties. Cette écriture combinée agit dans le même sens, dans les mêmes gestes, les imitations de timbres et de morphologies, ce qui offre à l’oeuvre une certaine cohésion.
Nous pouvons également noter que le compositeur a cherché à développer davantage l’aspect sonore de la bande. Il a choisi de garder un jeu classique à la harpe pour étendre ses possibilités sonores et de modes de jeu à la bande. Mais il explore plus loin cette extension par une distorsion de l’image sonore de l’instrument, d’abord avec l’enregistrement légèrement vieilli de la harpe, puis ensuite, au moyen de diverses transformations et en créant un instrument synthétique apparenté à la harpe. Nous restons fidèles à son propos de départ : la bande agit comme un miroir de la harpe, qui ne restitue pas une image exacte sinon déformée.
Il part, en quelque sorte, de l’instrument vers une extension sonore à la bande, et part de la bande pour retrouver l’instrument réel. Cette esthétique du miroir pose la question des possibilités et limitations des deux côtés (objet réel et reflet). Le domaine électroacoustique a un potentiel infini mais peut-il reproduire l’instrument réel par lui seul (tout au plus des « cordes synthétiques ») ? Quelque part dans la démarche, la bande a besoin de l’enregistrement, ou mieux, de l’instrument réel.
[1] Source : electrocd - http://www.electrocd.com/fr/bio/parmerud_ak/critiques/
[2] toutes les citations de ce texte proviennent des notes de programme d'après le site officiel du compositeur : http://www.parmerud.com/Strings_%26_Shadows.html